Il y a très longtemps, tellement longtemps que le bonhomme Setter allumait des chandelles dans les lampadaires de la Main Street à Lachute. Il allumait les lampadaires à la tombée du jour entre chien et loup. La noirceur n’était pas installée dans le comté d’Argenteuil mais ce n’était pas tout à fait non plus la pleine clarté. Comme dirait Jean Chartrand: « Le ciel était brun. »
Tellement longtemps que les trottoirs partout à Lachute étaient en bois. Le Ford à coup de pied n’était pas encore arrivé en ville. Ça fait tellement longtemps que l’électricité n’était pas encore dans nos lampadaires. En vérité, ils allaient arriver deux ans plus tard en 1901. C’était à ce moment là le début de la fin pour notre allumeur de lampadaires, le bonhomme Setter.
En fait, le vieux venait de la pénombre de Carillon (Carry On comme disaient les blokes dans l’temps). Il était allumeur de chandelles de père en fils depuis que la noirceur existait. Allumeur de lampadaire depuis la nuit des temps. En plus d’être allumeur, il était rouleur de trottoirs à la noirceur. Pour vous dire, quand il a commencé son métier en 1860, Abraham Lincoln est devenu le 16e président des États-Unis!
Declan Setter est né ici, son père a fait partie de la garnison anglaise pendant la fameuse bataille de St-Eustache contre les Patriotes. Il a été élevé à la strap pis au gros sel à la claque sa yeule pis au coup d’pied dans l’cul! C’était l’époque.
Declan lui rêvait de cheval pur-sang, il rêvait d’aller combattre au Far West. Il rêvait de la ruée vers l’or. Et dans ses rêves de p’tit gars, il voyait des milliers de pépites d’or dans une charrette. Comme quoi que même l’évolution et le temps qui passe n’a pas changé le désir de l’argent peu importe les âges. La mère Setter est morte très jeune, assez jeune pour que Declan n’en ait aucun souvenir. Dans la longue vie de Declan Setter l’absence de sa mère fut cruciale. Même un point tournant où il a choisi entre le bien et le mal. Il faut dire que son père ne lui a jamais pardonné la mort de sa femme… Même si ce n’était pas de sa faute, son père lui en voulait. Sa mère Lady Setter est morte en accouchant de lui. Au dire de son père, il a emporté avec lui le malheur.
Le bonhomme Setter, comme les gens de Lachute l’appelait, a grandi avec l’idée qu’il n’était qu’un bon à rien. De plus, avec ses grand bras longs, des jambes à perte de vue, un long nez, un regard flou, il avait des airs de fossoyeur plutôt que de jeune premier même quand il était un jeune premier. Les gens changeaient carrément de trottoir à sa vue. Il n’a pas inventé la laideur et c’est tout juste. Il avait toujours dans les pieds des souliers trop grands qui lui donnait toujours l’impression de flotter. Avec son grand manteau noir qui traînait presque à terre, il voulait se donner des airs de cowboy du Far West. Il avait toujours sur sa tête difforme un chapeau noir, il aurait pu être un excellent chapelier. Il adorait manger de l’ail des bois qu’il cueillait presque à tous les jours dans le bois à McKenzie, ce qui lui donnait une haleine horrible! La rivière du Nord n’avait pas de secrets pour lui. Certains racontent qu’il mangeait même de la barbotte crue, ce qui prouverait qu’il n’avait pas d’âme.
Et en 1901 avec l’arrivée de l’électricité dans le comté d’Argenteuil, Declan Setter perdait son travail principal. Il n’y avait pas assez de trottoirs à rouler pour « jobber » et il n’y avait pas de place disponible pour lui à la Lachute Cotton Company! L’homme erra pendant quelque temps avec le poids de sa vie sur ses épaules dans la rue sale et transversale de Lachute. Un spleen d’une profondeur océanique suivait sa trace. Et quand il retournait à St-André, il n’avait même plus le goût de lancer des roches comme les habitants de la place.
Le Cercle des Bonnes Dames du comté d’Argenteuil s’est réuni et elles ont voté à l’unanimité pour engager le bonhomme Setter comme gardien officiel de la bienveillance! Sans le savoir les femmes du comté ont créé un grand classique québécois.
Enfin, Declan Setter avait trouvé un vrai sens à sa vie. Une raison de vivre. Il recevait par la poste des demandes pour faire peur aux enfants avec les informations nécessaires. Des lettres officielles signées notariées. Faire peur aux enfants en 1901 c’était un métier honorable.
10 janvier 1901
Il fait froid. La noirceur est partout à grandeur sur la rivière du Nord. Le p’tit Daoust joue seul sur la patinoire à ciel ouvert! Il est passé 7 heures… Une ombre noire s’approche du jeune Daoust.
Declan Setter:
Hey, j’ai dit Hey! Té le p’tit Daoust qui reste sa rue Béthanie toé?
Le p’tit Daoust
Heu… oui monsieur! dit le p’tit Daoust en tremblant.
Declan Setter:
T’as deux choix mon p’tit gars! Tu retournes chez-vous tu suite pis quand ta mère te dit de rentrer tu l’écoutes. Sinon je t’emporte avec moé dans les limbes pour l’infini. Tu vas voir que l’infini c’est long longtemps.
Le p’tit Daoust
Oui monsieur, oui monsieur! Je m’excuse monsieur! dit le p’tit Daoust transi de peur.
Declan Setter:
Tu diras à ta mère que tu as rencontré le bonhomme Setter su ton chemin.
Le p’tit Daoust n’a plus jamais joué à la noirceur sur la rivière du Nord, pu jamais. Et en arrivant chez eux, il a dit à sa mère qu’il avait rencontré le bonhomme 7 heures! À ce moment précis sans le savoir, un légendaire personnage était né! La rumeur dans les cours d’école a vite fait son chemin. Tout le monde dans le comté d’Argenteuil en parlait! Le Cercle des Bonnes Dames du comté ont respecté le secret entre elles. Le secret est resté bien emmitouflé dans le Cercle comme un précieux trésor. Même que les hommes de la région en savaient rien.
Comme une traînée de poudre, la rumeur a faite le tour de la Belle Province, de Lachute jusqu’aux limites du Labrador! Tout le monde partout disait avoir vu le Bonhomme 7 heures dans son village ou sa ville. Mais la vérité c’est qu’il ne travaillait qu’à Lachute! Sa légende était tellement immense que même les enfants dans d’autres comtés rentraient avant la noirceur.
C’est ainsi qu’au début des années 1900, tous les enfants de la Belle Province rentraient avant la noirceur d’eux-mêmes sans chigner. Pendant un certain temps les rues et ruelles des Anglais comme des Français étaient vides.
Pis comme on n’a pas encore inventé l’éternité, le bonhomme Setter est mort heureux dans son humble logis en 1919! Il est mort dans son sommeil à ce qu’on raconte avec le sourire aux lèvres.
Un certain raconteur né à Lachute dit même que par les nuits froides d’automne pendant que les feuilles des arbres vont mourir en tas pour amuser les enfants, on peut entendre murmurer sous forme de vent le bonhomme Setter une fois la noirceur tombée.
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